« l'enfance ne devrait jamais se terminer. »

Fermez les yeux. Vous êtes en Irlande, au cœur des campagnes sauvages du comté de Galway, dans le Connemara. Et là-bas, dans la petite clinique locale, il y à maintenant vingt-six ans de cela, naissait une petite fille. Ce n'est pas grand chose, un bébé. Une petite bête pas très propre, qui pleure beaucoup. Mais pour ses parents, c'était quelque chose de merveilleux. Quelque chose de merveilleux qui leur arrivait à eux, et rien qu'à eux. De mémoire familiale, ce jour fut le seul où son père eut une larme. Son prénom, la petite Kendra le doit à sa grand-mère. Non pas que ses parents soient très attachés à ces vieilles traditions, non. En fait, c'est bien la grand-mère en question qui s'est imposée. L'anecdote qui en a résulté est devenu un grand classique des dîners en famille : Les jeunes parents se disputaient. Sujet de la dispute ? Le prénom de leur fille. La mère soutenait mordicus qu'Elwyn était la perfection incarnée, et le père clamait que Deirdre était mieux, car bien plus irlandais. Ni l'un ni l'autre n'était prêt à céder un pouce de terrain. C'est donc la grand-mère qui, exaspérée de les voir tergiverser sans résultats, prit les choses en main. Elle alla donner son propre nom à la sage-femme, qui attendait depuis déjà un long moment. La petite fille s'appellerait Kendra. Cette décision eut au moins le mérite de mettre tout le monde d'accord. Enfin, presque, car lors de l'enregistrement de l'acte de naissance, un second prénom était accolé au premier : Elwyn. Au cas où vous vous le demanderiez, non, personne n'a avoué l'avoir ajouté, et surtout pas sa mère.

Et voilà. Quelques jours plus tard, toute ce petit monde était rapatrié à la ferme familiale, perdue précisément au milieu de nulle part. Autour, ce n'était que campagne, grands espaces verdoyants qui semblaient sans limites. D’ailleurs, n’était-ce qu’une impression ? Les amoureux du pays vous diront probablement que non. La petite Kendra rejoignit son frère Cian, qui au début pris très mal son arrivée. Cela ne dura cependant pas bien longtemps… Il fut entraîné dans ce tourbillon d’attentions qui flottait constamment autour de la nouvelle-née. Comme pour lui trois ans auparavant, la famille entière faisait le déplacement, du plus proche cousin au grand-oncle qu’on croyait mort. Elle faisait le bonheur de ses parents, distribuant sourire sur sourire à qui en voulait bien. C’est ainsi qu’elle grandit. Pas de drame familial, de situations extraordinaire… juste une famille soudée, plus qu’on ne pouvait le croire. Et ça lui suffisait. Elle ne vivait certes pas dans le luxe, les divertissements étaient rares dans les alentours… Mais jamais elle ne s’en plaignit. Elle avait mieux : la liberté. Ses parents furent plutôt permissifs, dès son plus jeune âge. Elle pouvait sortir seule à toute heure de la journée, ne revenir que plusieurs heures plus tard, mais jamais elle n’était punie pour ça. En a découlé une grande indépendance, de la débrouillardise, et un certain courage de petite fille téméraire.

Et puis il y avait son frère, qu’elle avait clairement élevé au rang de divinité supérieure. Le considérant comme son modèle, elle avait une fâcheuse tendance à l’imiter, dans les moindres détails. Sans toutefois répondre au cliché de la petite sœur qui vous suit partout, elle essayait d’imiter ce qu’elle considérait comme la personne la plus proche de la perfection de toutes ses connaissances. Lui, c’est à peine s’il la remarquait. Pourtant, l’hystérique petite Kendra ne passe pas inaperçu. Mais voilà, c’était comme ça. Il préférait rêver, regarder le ciel plutôt que sa sœur. Alors quand il n’était pas là, elle se trouvait un autre passe-temps : mettre à exécution toutes les idées qui lui passaient par la tête. Toutes, sans exception. C’était… oui, un jeu. Un pari avec elle-même qui ne prendrait jamais fin. Et ce simple jeu suffisait à remplir des heures entières. Puisque ses seules limites étaient son imagination, alors il n’y avait pas de limites. Et cette période a duré, duré... tout le monde pensait que jamais elle ne grandirait. En fait, c'est sûrement le cas.

« non, je sais pas c'que je veux... mais bon dieu, je le veux. »

Coincée entre le sol et les étoiles. Voilà ce qu'elle était. Mais si elle ne pouvait pas s'envoler, elle pouvait courir. Aller à l'autre bout du monde, toute seule, par elle-même. C'était son rêve. Partir. S'arracher de cette terre où il ne s'était jamais rien passé, et où rien ne se passerait jamais. Fuir. Dans un endroit où elle pourrait mener une vie à sa démesure. Une vie où elle pourrait faire ce qu'elle voulait, quand elle voulait, où elle voulait. C'est à ça qu'elle rêvait, les fesses dans l'herbe grasse, le regard dans les étoiles, le joint dans la main, entourée de plusieurs amis. Elle avait 17 ans, et avait toujours cette insouciance enfantine que lui enviaient les adultes, selon eux trop accablés par les problèmes du quotidien. Et elle, elle ne comprenait pas. S'il avaient trop de problèmes, pourquoi ne partaient-ils pas ? Ils n'avaient qu'à tout quitter, prendre le premier avion et s'envoler. Et quand on lui répondait qu'ils avaient une famille, quelqu'un qu'ils aimaient trop pour envisager ça, elle restait perplexe. Il fallait dire que le grand amour... Elle le cantonnait aux contes de fées. Elle n'avait que 17 ans, presque 18 comme elle se plaisait à le rappeler, mais ne connaissait définitivement pas ça. Des histoires de quelques jours, quelques semaines, quelques mois, jamais plus. Elle n'avait jamais vraiment aimé. Autant dire que ces excuses là, elle ne les comprenait vraiment pas. « Kendra ! Mais qu'est-ce que tu fous, bordel ! Il est quatre heures du matin ! » Ses yeux se tournèrent vers le nouvel arrivant, visiblement pas ravi, avec un air complètement lassé. « Tiieeens, voilà notre super-héros, mister perfection... Salut, Cian. » Elle le raillait clairement, le descendant pour ce qu'il lui faisait subir. Pas de méchancetés, non. Pire, de l'indifférence, encore et toujours. « Mais... t'es complètement défoncée ! Bon, ça suffit, tu me donne ça et tu rentre à la maison. » Ses yeux lancèrent des éclairs. Pas devant les autres. Rien à faire de son autorité à deux balles. « Bien sûr. Cent balles et un ma... » « Maintenant. » Son ton était sans appel. Et pourtant, elle tenta une dernière bravade en faisant passer le joint, et en croisant les bras sous sa poitrine. Puéril, mais efficace. Enfin, vite dit. Le jeune homme, exaspéré, la releva, l'attrapa par la taille, et la chargea sur son épaule comme un sac. Les trois amis de la blondinette émirent des ricanements en voyant son air stupéfié, juste avant qu'elle ne commence à se défendre. « T'as pas le droit ! Lâche moi ! Lâche moiiii ! » « Certainement pas. Quand à vous, barrez vous. » Ils ne se firent pas prier, et en deux minutes, elle se retrouva seule avec Cian, en direction de la maison toute proche. Ses cris, ses coups de pied et de poings n'eurent absolument aucun effet. Ce n'est qu'arrivée dans la cuisine qu'elle se calma, subitement. Il consentit donc à la reposer à terre. « De quel droit tu... » « Tu fumes un joint en pleine nuit avec trois crétins. J'étais censé faire quoi ? » « Me laisser le finir. » Oui, il avait tout à fait raison. Non, elle ne l'avouerait pas. « Tu sais que tu as tort. » « Mais.. mais depuis quand t'as quelque chose à faire de ce qui m'arrive, hein ? Depuis quand ? Tu t'en fous, de moi ! Je pourrait bien crever, ça te serais égal ! » Elle s'énervait sans savoir pourquoi, relâchant d'un coup tout la frustration accumulée. « C'est ce que tu penses vraiment, tout au fond de toi ? » Son masque impassible, posé et calme l'énervait encore plus. Mais ce qui la mettait hors d'elle, plus que tout, c'était cette lueur blessée au fond des yeux, qui la forçait à culpabiliser. « Ouais, c'est ce que je pense ! Fais pas comme si... comme si tu m'avais un jour considéré comme ta sœur. Je ne suis rien pour toi, ça crève les yeux. Alors voilà, j'en ai marre ! J'ai fait des efforts, moi ! Va au diable, Cian, tu m'soule ! T'es... t'es... rah, tu m'énerves ! » Les larmes aux yeux, elle poussa son frère de toutes ses forces, et fonça sans regarder devant jusqu'à sa chambre. C'est là que pour la première fois, les vannes cédèrent. Elle pleura. Elle se haïssait de se réduire à ça, mais elle ne pouvait tout simplement pas s'en empêcher. Enfilant un vieux tee-shirt en guise de pyjama avec des gestes mécaniques. Elle se réveilla une heure plus tard, les idées claires et des regrets plein la tête. Tout de suite, elle voulut se lever, aller lui parler. Lui dire quoi ? Elle trouverait sur le moment. Elle se redressa brusquement dans son lit, envoya valser la couette. Puis remarqua la forme sombre sur sa gauche. Difficile à distinguer dans le noir. Cian. C'était lui. Assis dans une chaise juste à côté de son lit. Et endormi. Elle se mordit la lèvre inférieure, regrettant de l'avoir engueulé ainsi. Discrètement, elle pris une de ses couvertures, qu'elle installa sur son frère, puis, sentant un poids s'envoler de ses épaules, elle se recoucha. Ça faisait longtemps qu'elle n'avais pas respiré aussi librement.

*

La maturité. C'est une chose bien étrange. Elle vous tombe dessus sans crier gare, comme une fracture. Kendra avait vingt et un ans. Elle avait repoussé l'échéance le plus loin possible, de toutes ses forces, mais ce n'était plus possible. Voilà, aujourd'hui, elle était majeure dans tout les pays du monde. Aujourd'hui, elle n'avait plus le choix, elle était adulte. Pourtant, ce mot la répugnait. Elle aurait pu être n'importe quoi. Comédienne, artiste de music-hall, clarinettiste, danseuse étoile, conductrice de camions, n'importe quoi. Tout mais pas adulte, c'est ce qu'elle avait toujours voulu. Alors malgré le couperet qui lui était tombé dessus, elle rejetait cette responsabilité. Ce n'était pourtant pas venu d'un seul coup, ça faisait un certain temps qu'elle... changeait. Sans jamais perdre se vitalité, son énergie d'enfant, elle en était venue à prendre ses décisions elle même. Pire, des décisions responsables. Ses parents, absolument ra-vis de ce déclic si tardif, se targuaient maintenant d'avoir une fille mature. S'ils savaient ce qu'elle faisait tous les jours en détails, peut-être en seraient-ils moins sûrs, mais en attendant, elle ne pouvait nier la vérité qui suintait de ces paroles. Occupée par ces considérations philosophiques, elle n'entendit pas son frère entrer dans sa chambre. Il était onze heures et des brouettes, mais elle restait au lit, comme si ça pouvait nier le fait que c'était son anniversaire. Elle fut donc un peu surprise quand Cian l'attrapa, et l'extirpa de force de son lit. « Debout ! C'est l'heure ! » « Lââââche- moiiii ! » Voilà, encore une fois, elle se retrouvait en travers de son épaule, direction la cuisine. En pyjama. Saleté, elle aurait sa peau. Ses relations avec lui s'étaient nettement améliorées, mais ils n'en restaient pas moins frère et sœur. Ce qui impliquait directement qu'ils se chamaillent à longueur de journée. Quand l'un pouvait tomber sur le râble de l'autre... ça ne faisait pas un pli. Après quelques secondes de vain combat, elle se laissa tomber, lassée, presque sans vie sur son épaule. « Que la vengeance est douce. » « Je t'avais pas chargé comme un sac à patates. » Elle bougonnait, mécontente. Oui, il y avait quelques semaines, elle l'avait sorti du lit un peu violemment pour son anniversaire. Mais c'était purement amical. Et puis, elle avait chauffé l'eau avant de la lui balancer dessus. Donc, ça ne comptait pas. « Estime toi heureuse que j'ai pas rempli ton lit de glaçons. Et puis, zut, on a pas le droit d'attaquer le gâteau tant que t'es pas levée. Je prends les choses en main, c'est tout. » Il avait dit gâteau ? A peine l'avait il posée sur la chaise, qu'elle était déjà aux aguets. Gourmande ? Hm, un peu. « C'est bizarre, ton pyjama ressemble à une de mes che... Kendra ! » Il pouvait toujours crier, elle était déjà partie en courant, morte de rire. C'était parti pour une demi heure de poursuite dans toute la maison.

« people always leave. but sometimes, they come back. »

« Je pars. » L'annonce avait fait l'effet d'une bombe dans la maisonnée. Il y avait eu un grand silence, puis des éclats de voix. Où, pourquoi, comment, quand, pourquoi encore... Les explications allaient être longues. Pourtant, c'était tout simple. Elle voulait devenir avocate. Et près d'ici... les universités étaient bien rares, et elle ne trouvait pas son bonheur malgré ses recherches. Alors elle s'expatriait. Cian l'avait bien fait, elle était en droit de faire pareil. Ses parents étaient un peu tristes, ayant espéré pouvoir garder leur petite dernière encore un peu plus longtemps. Mais elle n'était plus si petite que ça. Vingt-deux ans, en réalité. Elle passait sa vie à naviguer entre Dublin, où elle étudiait actuellement, et chez elle. Ces voyages perpétuels l'agaçaient, elle avait dû prendre une décision, et elle l'avait fait. Elle ne reviendrait pas en arrière. Foncer droit devant, c'était bien mieux. Alors elle avait expliqué, pendant de très longues minutes. Ses parents avaient compris, finalement. Et puis, ce n'était pas comme s'ils avaient eu réellement leur mot à dire. Si elle ne partait pas d'ici, elle y pourrirait, et c'était hors de question. « Tu reviendras ? » La question à un million. Ce n'était pas ce qu'elle voulait pour elle. Mais ne serait-ce pas égoïste de laisser ses parents comme ça ? Elle avait toujours fait attention aux sentiments des gens. Elle ne voulait pas passer pour une fille indigne, une briseuse de cœurs. Pourtant, pour la première fois de sa vie, elle devait se montrer égoïste. Parce que si elle ne le faisait pas, c'était se tuer à petit feu. Tuer la part d'enfance insouciante et heureuse qui avait encore bonne place en elle en s'attachant à cet endroit où jamais elle ne vivrait vraiment. Et Kendra ne pouvait tout simplement pas. « Je sais pas. Pas avant un moment. » La lueur surprise au fond de leurs yeux lui brisa le cœur. "Désolée". C'est ce que disaient ses yeux. Elle ne pouvait pas faire autrement.

*

Une semaine plus tard, elle se tenait devant les grilles d'un grand pensionnat un peu austère, dans lequel elle ne serait jamais entrée de son plein gré. Pourtant, ce pensionnat, c'était sa chance. Sa chance de pouvoir terminer ses études en les payant avec un boulot pas trop compliqué : surveillante. Les élèves de de joyeux lieu étant censées être des saintes-nitouches sages et réservées, cela devrait être vraiment de la tarte. Et puis même, laxiste comme elle était, que les élèves soient sages ou pas, elle allait bien les aimer. Enfin, avec une petite préférence pour le "ou pas". D'après la réputation du pensionnat, ça ne devait pas être la rigolade tous les jours. Avec un soupir, elle poussa un battant du haut portail. Elle avait un peu l'impression de s'enfermer, mais après tout, c'était pour la bonne cause.
En quelques jours, se fit sa place comme personne. Étant toujours de bonne humeur, elle avait tendance à aller vers les gens, et dans cet environnement, ça avait détonné. Mais il fallait croire que ça avait aussi plût. Elle connaissait déjà tout le monde, avait déjà pris quelques élèves sous son aile. Les plus tarés, en fait. Elle considérait qu'ils étaient une espèce en voie de disparition, et qu'étant en position de force, elle se devait de les protéger. Et tout était bon pour ça. Par exemple, leur donner quelques petits trucs, les ficelles du métier, pour ne pas se faire prendre. Enfin, finalement, elle le trouvait plutôt sympa, ce pensionnat, bien que trop calme. Ce qui ne l'empêchait pourtant pas de vivre à plein temps comme d'habitude. Elle n'allait quand même pas changer sa façon d'être !
« Hé ! Hé, Kendra ! J'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. » « Me dis pas que la machine à café est cassée ! Non, non, j'en ai bu un y'a cinq minutes. Oh, je sais, la directrice veut me parler ? Merde, j'étais certaine qu'elle se ferait choper. Pourtant, je suis sûre de lui avoir dit de passer par le côté est après une heure. Pff, franchement... » « Mais de quoi est-ce que tu parles ? » « Elle s'est pas ... non, je me trompe, c'est un rêve que j'ai dû faire cette nuit. Excuse moi. Tu disais ? » Hum, c'était pas passé loin. Il faudrait juste qu'elle pense à réfléchir un peu plus avant de se trahir toute seule. Heureusement que son interlocutrice avait la capacité intellectuelle d'une feuille morte. « Oh, oui, je comprend. Figure toi que le pensionnat pour garçons a brûlé ! N'est ce pas horrible ? Et tu ne connais pas le pire ! Ils vont... ils vont... venir loger ici ! Grands dieux, je n'y crois pas moi-même. » Garçons dans le pensionnat pour filles ? Mais c'était... c'était... prodigieusement fantastique ! « Ohhhh, géniaaaal ! » La jeune fille rit à gorge déployée, et quitta l'autre surveillante pour courir annoncer la nouvelle au monde entier. La vie allait enfin reprendre son cours dans le pensionnat, et ça, c'était la meilleure nouvelle de l'année.

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